Des Esclavagistes Neuchâtelois?
Théo Buss Dénonce

L'histoire officielle peine à reconnaître la dichotomie entre l'image "humanitaire" de la Suisse et la participation de ses classes dirigeantes dans les rapports d'exploitation et d'oppression à l'échelle mondiale. Sur le colonialisme et l'esclavagisme, ces réflexes d'occultation foctionnent toujours: le 9 mars, à la Collégiale de Neuchâtel. le pasteur Théo Buss a rappelé les origines esclavagistes de certaines fortunes neuchâteloise (les de Pury, le DuPeyrou). Son sermon a été désavoué, par le Conseil paroissal de la Collégiale, appuyé par le conseil synodal cantonal. Dans un deuxième temps, un dialogue a eu lieu entre le prédicateur et les autorités de l?Eglise. Nous publions ici un article de Théo Buss - qui n'a pas pu paraître dans La Vie protestante ainsi qu'un témoignage de Hans Fässler (Saint-Gall). (réd.)

La campagne œcuménique de carême 2003 est centrée sur le thème "S'écouter pour s'entendre", et touche le dialogue interculturel, interreligieux et interpersonnel. Qu'est-ce que deux Hollandais des XVIIIe et XIXe siècles peuvent avoir comme rapport avec cette campagne?

Aujourd'hui, les produits Max Havelaar du commerce équitable sont connus de 66 % du public en Suisse. C'est le nom choisi par les œuvres d'entraide au moment de créer, il y a 10 ans, la Fondation Max Havelaar, afin de réaliser le commerce équitable. Mais lui, qui était-il? Le Hollandais Max Havelaar
1) fut administrateur colonial à Java et Sumatra au XIXe siècle. Il tenta sans succès de s'opposer à l'exploitation systématique des habitants et des ressources de l'actuelle Indonésie, par les colons du Royaume des Pays-Bas.

Dans la pièce de théâtre que Jean Naguel lui consacre, on voit comment Max Havelaar essaya de défendre les indigènes exploités jusqu'au sang par des colonisateurs brutaux et corrompus."Une faim ronge cette île autrefois riche et bénie. On a vu des mères vendre leurs enfants pour un peu de nourriture", dénonce-t-il. Et l'adversaire de M. Havelaar reconnaît: "L'essor des Pays-Bas est essentiellement dû à notre politique coloniale. Détruire cette politique, c'est ruiner notre pays."

La compagnie La Marelle joue actuellement cette pièce remarquable "Max Havelaar, le Hollandais de Sumatra" en Suisse et en France. Pour distinguer les deux Hollandais, un détour par Edward W. Said, professeur palestinien à l'Université Columbia de New York
2), s'impose. Professeur de littérature mondialement connu, E.W. Said propose de faire une lecture des romans de la grande littérature en point et contre-point. Ainsi de Sir Thomas Bertram, héros du roman de Jane Austen "Mansfield Park". Superbe roman, mais qui masque le fait que ce Lord possède des plantations dans les Caraïbes, qui sont à la base de sa fortune de grand propriétaire terrien.

Pierre Alexandre DuPeyrou semble sorti tout droit de ce roman datant de 1814 , mais il est bien réel (voir encadré). Il n'est pas le seul à s'être impliqué dans l'entreprise coloniale 3). Mais l'essentiel, dans la conjoncture néolibérale actuelle, c'est de changer de modèle, de paradigme diraient les philosophes.

Il n'est éthiquement plus tolérable qu'un Stephan Schmidheiny, qui se pique d'"éco-efficience", puisse acheter - avec les bénéfices d'Eternit, productrice de matières isolantes en amiante, entre autres - des forêts au Sud du Chili, qui font de lui le troisième propriétaire forestier du Chili, sur des terres revendiquées par les Indiens mapuches, et double ainsi la valeur de son patrimoine. Forêts acquises dans des conditions douteuses, à l'époque de la dictature d'Augusto Pinochet…

Comme le revendiquent Edward Said et Sophie Bessis , avec les peuples spoliés du Sud, il serait temps que les peuples occidentaux, Etats-Unis en tête, renoncent à leurs prétentions à contrôler la planète pour en exploiter à leur seul profit les ressources et la main-d'œuvre, et laissent le contrôle aux peuples qui y habitent de temps immémorial.

Ce serait une véritable révolution culturelle, et le développement suivrait pour ainsi dire naturellement, alors qu'actuellement les peuples riches donnent une aumône d'une main, et reprennent par le commerce injuste par brassées entières. Sophie Bessis n'est pas manichéenne, et montre aussi les erreurs des dirigeants du Sud, elle qui est Tunisienne d'origine juive. Là où nous la rejoignons, c'est que tous nous devrons limiter notre niveau de consommation des ressources mondiales, qui appartiennent à tous.


La traite des esclaves et le Palais DuPeyrou

par Théo Buss, Neuchâtel

Pierre Alexandre DuPeyrou est né en 1729 à Paramaribo, en Guyane hollandaise (aujourd'hui Surinam). D'une famille huguenote originaire de Bergerac (Dordogne), son grand-père avait fui la France après la Révocation de l'Edit de Nantes pour se réfugier aux Pays-Bas, puis à Paramaribo. Le père de Pierre Alexandre devint conseiller à la Cour de justice de Surinam. Il acquit aisément trois plantations, où il exploitait des esclaves. Veuve jeune, sa mère épousa en secondes noces Philippe de Chambrier, commandant en chef de la province de Surinam, responsable de réprimer toute velléité de révolte, soit des Amérindiens, soit des Noirs.

Installé à Neuchâtel avec sa mère (née Drouilhet), Pierre Alexandre épousa sur le tard Henriette Dorothée, fille d'Abraham Pury. 1) Ses activités philanthropiques lui valurent la réputation d'une "personnalité généreuse et bienveillante" 2) . Dans le livre qu'il lui consacre, Charly Guyot détaille ses relations avec J.J. Rousseau, Mme de Charrière et Voltaire, ses ennuis avec la "Vénérable classe" du fait de ses activités maçonniques, et ses idées favorables à la Révolution française (il est mort en 1794). Ses idéaux ne s'encombraient aucunement du fait qu'il tirait une partie de ses rentes de plantations coloniales, où les esclaves trimaient sang et eau. Ceux-ci n'étaient pas gentiment soumis. Les "Biographies neuchâteloises" rapportent qu'au cours d'une révolte, les "nègres marrons" dévastèrent une partie des plantations de Pierre Alexandre DuPeyrou.

Charly Guyot donne les chiffres – hormis les revenus en Suisse et aux Pays-Bas, 10'000 et 120'000 livres par an – des recettes qui proviennnent de Surinam: une seule plantation lui rapportait entre 24'000 et 40'000 livres par an. Si l'on considère qu'un instituteur neuchâtelois de l'époque gagnait 24 à 30 livres par année, Pierre Alexandre DuPeyrou était milliardaire en termes de pouvoir d'achat actuel. L'érection de son hôtel particulier au Faubourg de l'Hôpital coûta plus d'un million de livres. Il légua sa fortune à ses 32 neveux de Hollande, laissant aussi des cadeaux à son notaire, ses domestiques, ses vignerons, les pauvres de Cressier (où il possédait des vignes), et pour "chacun des nègres de ses différents plantages, sans distinction d'âge ou de sexe." 3)

1) L'auteur de la Chronique des chanoines et des Mémoires du chancelier de Montmollin.
2) "Portrait de DuPeyrou", discours prononcé par Charly Guyot à l'occasion de son installation comme recteur de l'Université de Neuchâtel, le 10 novembre 1955.
3) Charly Guyot: Pierre Alexandre DuPeyrou – Un ami et défenseur de Rousseau. Ides et Calendes, Neuchâtel,
1958, p. 218.


1) De son vrai nom Eduard Douwes Dekker (1820-1887), cf. Multatuli: Max Havelaar, ou les Ventes de café de la compagnie commerciale des Pays-Bas, Actes Sud, Arles, 1991.
2) Voir en particulier, de cet auteur fécond: Culture et impérialisme, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000.
3) On pourrait citer des banquiers genevois, et David de Pury, qui fut le banquier du roi du Portugal, et exerçait un monopole sur les exportations de diamant et de bois précieux du Brésil. L'origine de sa fortune, qu'il légua à la Ville de Neuchâtel, réside dans le commerce triangulaire (pacotille – esclaves – produits coloniaux).