Esclaves blancs

Robert C. Davis a consacré une dizaine d'années à étudier la traite des Blancs par les Arabes d'Afrique du Nord, un phénomène jusque-là minimisé dans la plupart des recherches historiques.

Titre: Esclaves chrétiens, maîtres musulmans
Auteur: Robert C. Davis
Editeur: Jacqueline Chambon
Autres informations: Trad. de Manuel Tricoteaux. 336 p.
Titre: Napoléon, l'esclavage et les colonies
Auteurs: Pierre Branda , Thierry Lentz
Editeur: Fayard
Autres informations: 360 p.

Xavier Pellegrini, Samedi 10 juin 2006

Le politiquement correct, quand il trouve une traduction dans la loi, peut gravement entraver le travail des historiens et les empêcher d'énoncer des faits. Le risque est par exemple si grand que, par souci louable d'apaiser la souffrance toujours vive des Arméniens, les politiques (notamment français) créent une doctrine du génocide, ne souffrant aucune contradiction ni même une lecture nuancée.

Même si aucune loi ne stipule quelle doit être l'Histoire des traites négrières, toute lecture doit servir, pour le bien-pensant, à nourrir la culpabilité de l'homme blanc. Celle-ci ne fait pas de doute. Ce commerce a été effroyable. Mais depuis quelques années, d'autres faits sont mis en évidence par des historiens. Le sujet connaît un regain d'intérêt et une mise en perspective économique, sociale et géographique qui ont permis des découvertes iconoclastes.

Il y a deux ans, un livre magistral d'Olivier Pétré-Grenouilleau (Les Traites négrières, essai d'histoire globale, Gallimard, voir LT du 18.12.2004) ouvrait la voie. L'historien, pour qui «la traite négrière n'a pas été une invention diabolique de l'Europe», y montre que les musulmans, Turcs et Arabes, ont, dès le VIIe siècle, réduit en esclavage quelque 17 millions de Noirs, soit bien plus que les Européens. Il y montre aussi que ce sont des Noirs qui capturaient les futurs esclaves et les livraient aux commerçants, qu'ils soient musulmans ou chrétiens.

La connaissance de l'esclavage pour motifs raciaux ou religieux s'élargit avec l'ouvrage auquel l'Américain Robert C. Davis a consacré une dizaine d'années. Il y décrit avec une grande précision la traite des Blancs par les Arabes d'Afrique du Nord. Jusqu'ici, le phénomène avait été minimisé, même par le grand historien Fernand Braudel. Les récits romancés, comme celui de Cervantès qui a subi l'esclavage pendant neuf ans, ont contribué à placer le phénomène dans le domaine de la légende. Or voici que Davis, qui n'a pas ménagé ses efforts pour chiffrer cette traite, estime qu'elle a concerné plus d'un million d'esclaves entre le XVIe et le XVIIIe siècle.

Ces chrétiens étaient une partie du butin des incessantes razzias des «barbaresques» sur les côtes espagnoles, françaises et surtout italiennes, transformant la Méditerranée en «mer de la peur». Parmi les motivations citées par Robert C. Davis, il y a bien sûr, comme dans la traite triangulaire, l'appât du gain (le travail des esclaves, mais aussi les rançons payées par leurs proches ou par les Etats européens pour obtenir leur libération). Le conflit religieux et ethnique entre islam et chrétienté a aussi joué un rôle important. L'humiliation du chrétien pouvait symboliquement manifester la supériorité de l'islam. Le rite voulait que le captif soit dénudé et battu avec des cordes à nœuds.

Arrivé à Tunis ou à Tripoli, les plus chanceux étaient orientés vers les orangeraies ou le service domestique. Mais la plupart étaient astreints à des travaux épuisants sur les galères, dans les mines ou encore dans le transport de pierres et la construction. Les plus malheureux travaillaient dans des bagnes publics dans des conditions épouvantables. 

A peine paru, le livre fait l'objet, sur le Web, de nombreux commentaires issus de l'extrême droite raciste. Davis a-t-il fait leur jeu? Certainement. Mais fallait-il pour autant taire un phénomène historique aussi conséquent? Certainement pas, surtout dans la perspective choisie par l'historien, bien sûr omise par ses troubles laudateurs. Car Davis souligne que par l'ampleur, si ce n'est par l'horreur, la traite blanche est bien loin d'atteindre le niveau de la traite négrière. Et pour lui, «un esclave était un esclave, noir ou blanc, dans une plantation ou sur une galère».

 

Des négriers suisses...

On se croirait sur le lac Léman: le Pays de Vaud, le Ville de Lausanne ou L'Helvétie fendent les eaux. Mais nous ne sommes pas en eau douce. Ces bateaux sillonnent l'Atlantique avec à leur bord... des esclaves.

Les grandes familles bourgeoises helvétiques ont très largement contribué au commerce triangulaire. En témoignent encore une plantation dirigée par des Suisses et baptisée Helvetia ou encore le Puryland, domaine qu'un de Pury créa en Virginie. Le fait que la Confédération n'ait pas d'accès à la mer n'a pas empêché nombre de ses ressortissants de devenir parmi les négriers les plus cyniques. En cette période d'intense mondialisation, ceux-ci n'ont pas eu de peine à s'insérer dans ce trafic en prenant appui sur les ports français de Marseille, Bordeaux et Nantes.

Cette réalité a notamment été mise au jour et dénoncée, à travers plusieurs articles et conférences, par le politicien et cabarettiste saint-gallois Hans Fässler. Il a montré comment de grandes fortunes ont été bâties ou consolidées grâce à la traite. Celles des Pictet et des Picot-Fazy à Genève, des de Pury et Pourtalès à Neuchâtel, des Zellweger en Appenzell, des Zollikofer et des Rittmann à Saint-Gall, des Leu et des Hottinger à Zurich, des Merian et Burckhardt à Bâle...

Il y a un an, un livre très documenté, signé Janik Marina, Bouda Etemad et Thomas David (La Suisse et l'esclavage des Noirs, Antipodes) a donné de nouvelles clés (voir LT du 16.4.2005). Le colon appenzellois Johannes Tobler plante bien le décor: «Les Allemands et les Suisses se distinguent en général des autres colons par leur prospérité [...]. Je connais certains Bernois qui ont une à deux mille têtes de bétail, beaucoup de nègres, de maisons et d'autres propriétés extensives.» S'agissant de la traite elle-même, une vingtaine de maisons de commerce helvétiques ont approvisionné en produits manufacturés des navires négriers. En 1780, les négociants suisses assuraient de 80 à 90% du commerce des indiennes, monnaies d'échange contre des esclaves. Les banquiers sont bien sûr aussi de la partie pour financer les expéditions. Les Suisses sont moins présents dans le trafic proprement dit des Noirs. Mais les compagnies helvétiques ont été responsables, entre 1760 et 1815, de la déportation et de l'asservissement de 172000 personnes.


Et aussi Napoléon

La France célèbre désormais la mémoire des victimes de l'esclavage dans ses colonies. Cela ne signifie pas que le pays soit en paix avec cette histoire. Une immense polémique a suivi la parution du Crime de Napoléon (Ed. Privé) du Guadeloupéen Claude Ribbe, rappelant le rétablissement de l'esclavage en 1802, après son abolition par la Convention en 1794. L'empereur restant pour les Français une sainte icône, une pluie d'invectives s'est abattue sur l'aventureux polémiste.

Peu d'historiens français se sont penchés sur cette page gênante. Sans préjugé ou presque, Pierre Branda et Thierry Lentz, dans Napoléon, l'esclavage et les colonies, s'emploient surtout à éclairer le contexte de la décision de Napoléon. Ils expliquent que sa politique coloniale poursuit des objectifs stratégiques, avant tout le contrôle des routes maritimes. L'économie joue aussi un rôle important (accès aux produits tropicaux, facilitation du commerce avec le monde). Cela dans un contexte de rivalité avec l'Angleterre, qui tournera à l'avantage de celle-ci.

C'est dans ce contexte que Napoléon décida de rétablir l'esclavage dans les colonies. Les conséquences humaines de cette décision furent terribles. Elle provoqua des révoltes dans les Antilles, qui furent réprimées avec férocité. D'atroces massacres de Noirs et de métis eurent également lieu à Saint-Domingue. Pour ne rien dire du sort des esclaves pendant un demi-siècle.