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Laissez-nous lire Tintin sur l'Agassizhorn !

commentaires.com - Philippe Barraud

lundi 20 août 2007

En Grande-Bretagne, la chaîne de librairies Borders a confiné «Tintin au Congo» au rayon «adultes», mais cela ne suffit pas aux yeux des talibans de l’antiracisme: la Commission pour l'Egalité Raciale (Commission for Racial Equality) britannique demande que l’album soit retiré de tous les rayons des librairies de la chaîne. Selon les déclarations de la porte-parole du CRE, la bande dessinée contient des mots qui causent un préjudice racial, et dépeint notamment des "autochtones sauvages qui ressemblent à des singes et parlent comme des imbéciles".

En Suisse, un certain Hans Fässler fait profession de pourchasser les Suisses du passé qui ne répondent pas aux critères éthiques et politiquement corrects d’aujourd’hui. Il a publié un livre sur l’implication de Suisses dans la traite négrière, et réclame maintenant que le grand savant fribourgeois Louis Agassiz, né en 1807 et mort en 1873, soit soumis à l’opprobre public, et qu’on débaptise la montagne qui porte son nom, l’Agassizhorn, en dessus de Grindelwald. Motif: Agassiz rejetait toute idée de métissage et préconisait un régime d’apartheid avant la lettre.

Ces deux démarches relèvent de la même obsession: effacer du passé tout ce qui pourrait nuire à l’idéologie obligatoire aujourd’hui en matière de cohabitation des races. Les personnes et les mouvements qui défendent cette approche doivent être combattus pour trois raisons au moins.

1. Ils méprisent leurs contemporains.

Pour ces militants antiracistes, l’individu est bien trop fragile et influençable pour qu’on puisse prendre le risque de le laisser lire, écouter ou voir ce que bon lui semble. Des gens qui savent — autoproclamés, comme toujours — vont donc décider ce qu’il peut et ne peut pas connaître. C’est ainsi qu’on interdira, par exemple, une représentation du «Mahomet» de Voltaire, du «Marchand de Venise» de Shakespeare; c’est ainsi qu’on interdira aux jeunes de lire certaines bandes dessinées, et aux adultes de lire des livres, ou de voir des films jugé peu souhaitables. Il ne nous manquera plus alors qu’un Baldur von Schirach pour mettre le feu au bûcher des livres qu’on n’a plus le droit de lire aujourd’hui (Schirach est l’auteur de la célèbre formule, faussement attribuée à Josef Goebbels: «Quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver », formule qui va bien aux talibans antiracistes).

 2. Ils méprisent l’Histoire.

Le propre des esprits totalitaires est de vouloir réécrire l’Histoire, afin que le peuple soit édifié dans le bon sens et ignore tout des «errements» du passé. Or l’Histoire est notre patrimoine commun, avec ses vastes zones d’ombre, qui porte les traces et les cicatrices de la marche cahotante de l’humanité vers son destin. Vouloir la réécrire est un crime contre le savoir et la connaissance, un désir obscène d’obscurantisme.

3. Ils méprisent la culture.

Pourquoi faut-il pouvoir lire «Tintin au Congo» aujourd’hui? Parce que cet album, paru en 1930, est un témoignage irremplaçable sur la vision que l’on avait alors de l’entreprise coloniale européenne en Afrique, avec ses dérives, ses absurdités, ses injustices. Croit-on les lecteurs, jeunes et moins jeunes, assez stupides pour faire leur cette vision? Plus fondamentalement, faut-il que les générations actuelles ignorent toute une partie de leur Histoire, de peur qu’elles n’en soient «contaminées»? A cette aune-là, il faudrait censurer aussi Kipling, Shakespeare, Joseph Conrad, Céline, Balzac et Ramuz (une mise en scène théâtrale de "La séparation des races" a été interdite récemment), et tant d’autres écrivains qui ont eu le tort rétrospectif de décrire le monde tel qu’il était!

Pour comprendre le monde d’aujourd’hui, il faut connaître le passé, même le plus détestable et le plus douloureux. Croit-on que les Blancs cohabiteront mieux avec les Noirs si on efface des livres d’Histoire et de la littérature le passé colonial, la ségrégation au Sud des Etats-Unis, l’apartheid? Croit-on qu’on en finira avec l’antisémitisme en ne parlant plus du nazisme et de l’Holocauste?

En s’en prenant à la culture et à l’Histoire, en voulant formater les esprits à sa convenance, toute une frange de l’antiracisme dérive vers un militantisme totalitaire qui dessert efficacement la cause qu’il prétend défendre. A chacun de résister, pour que nous puissions tous, librement, aller lire «Tintin au Congo» au sommet de l’Agassizhorn si ça nous chante, à la barbe des talibans du politiquement correct.