Esclavage (3): la Suisse négrière?
La Suisse na pas daccès à la mer. Ce qui nela pas empêché, au 18e siècle, dêtre liée à lexploitation négrière. Les noms de plusieurs grandes familles helvétiques figurent dans les annales du commerce triangulaire.
La Suisse du 18ème siècle. Ses bergers et ses troupeaux. Ses montagnes et ses cascades, tant chantées par les voyageurs de lépoque. Oui. Mais derrière cette Suisse idyllique, ou plutôt à côté delle, existait une autre Suisse. Une Suisse engagée dans son époque, et dans un espace nommé lEurope.
Même les apparences peuvent être trompeuses: «Dans les montagnes dAppenzell Rhodes-Extérieures, les ouvriers du textile savaient toujours à quelle heure partait un convoi de navires portugais en direction des Antilles», relève Hans Fässler, ce politicien et cabarettiste saint-gallois qui sest plongé dans de longues recherches sur la question.
La globalisation, déjà
Un grand voilier, au départ dun port européen. En Afrique, on échange des produits manufacturés contre une cargaison de «bois débène». En Amérique ou aux Antilles, on vend ensuite les esclaves et on acquiert les biens coloniaux quon rapporte en Europe. Cest le fameux «commerce triangulaire».
La Suisse nest pas un pays maritime, comment aurait-elle pu participer à la traite négrière? sinterrogeront les âmes innocentes. Alinghi a bien remporté la Coupe de lAmerica. Rien nest donc impossible.
LEurope, déjà à lépoque, nest pas quune juxtaposition dEtats. Le réseau des liens financiers et commerciaux est dense. Et la Confédération helvétique, les cantons qui la constituent, y sont totalement insérés.
La Suisse est notamment très orientée vers les ports français Marseille, Bordeaux, Nantes hauts-lieux du commerce négrier. Par le commerce des textiles, qui faisait partie intégrante de la traite, mais aussi par la finance.
Le commerce triangulaire nécessitait en effet des masses importantes dargent. Pour affréter et assurer les bateaux, financer léquipage, acheter les marchandises quon allait exporter en Afrique. Bref, pour mettre en place des expéditions qui étaient très lourdes, et qui ne rapportaient pas immédiatement.
Car du départ dun bateau jusquà son retour, avec à bord les denrées coloniales dont on allait pouvoir tirer profit, il pouvait sécouler deux ans
Doù limportance de bailleurs de fonds, ces commerçants-banquiers qui connurent alors un important essor. Déjà, le monde des actions et de la spéculation était au rendez-vous.
Des noms
Au jeu de lengagement commercial et financier, «ce sont tous les grands noms de la bourgeoisie du18ème siècle qui sont impliqués: Zellweger dans les Rhodes-Extérieures, Zollikofer et Rietmann à Saint-Gall, Leu et Hottinger à Zurich, Merian et Burckhardt à Bâle, De Pury et Pourtalès à Neuchâtel, Picot-Fazy et Pictet à Genève», constate Hans Fässler.
Des noms connus et respectables. Comme sont respectables les noms que lon donna à certains vaisseaux: ainsi une entreprise vaudoise a-t-elle affrété deux bateaux, le « Pays de Vaud » et le « Ville de Lausanne », pour les adapter au transport des esclaves du Mozambique. Par la suite, un troisième bateau, l«Helvétie », a également pris part à ce type de transport
«Au Surinam, il y avait des plantations, dirigées par des Suisses, qui sappelaient Helvetia ou La Liberté. Cest assez cynique», constate Hans Fässler. En matière de domaine colonial, on peut également citer le «Purysburg» quun De Pury créa en Virginie. Lun de ses fils périt lors dune émeute desclaves.
A noter également quà lépoque, on parlait du «Royaume Pourtalès», tant la famille neuchâteloise était riche et puissante, notamment de par le commerce des indiennes, ces tissus qui servirent largement à léchange contre des esclaves.
Moral ou immoral?
On se souvient du débat autour des avions Pilatus. Ces avions civils qui pouvaient aisément être transformés en engin de combat. En matière dexportation, à gauche, on voulait les classer matériel de guerre. Dans les milieux économiques, on sy refusait.
En matière de produits coloniaux, le débat est similaire: «Par rapport au coton, au café, au sucre, certains disent que ce commerce navait rien dimmoral ni de criminel», constate Hans Fässler. Qui ajoute: «Mais si on regarde ça de lautre point de vue, pour un historien africain ou antillais, il sagit dun système qui nétait possible quavec la traite des noirs et les plantations».
swissinfo, Bernard Léchot