Réponse du Conseil d’Etat

La question écrite de Monsieur le député Jean Guignard reprend dans les mêmes termes, en adaptant au contexte vaudois, l'interpellation du 5 mars 2003 de la Conseillére nationale de Saint-Gall, Pia Hollenstein, et les diverses questions et interpellations qui ont surgi dans plusieurs cantons et villes suisses alémaniques et dans les cantons de Genéve et de Neuchâtel. Elle cite en particulier le rôle de l’entreprise vaudoise «Illens et van Berchem» qui a armé à Marseille, on 1790 et 1791, trois bateaux, le «Pays de Vaud» le «Ville de Lausanne» et l’«Helétie», pour le transport d'esclaves du Mozambique.

La réponse du Conseil d'Etat est formulée sur la base de recherches menées par les Archives cantonales vaudoises et l’Office des affaires extérieures.

Considerations générales

La traite d'esclaves existait déjà à 1’époque des Egyptiens. Le commerce arabe poursuit la traite pratique par les Romains. Ce qui est nouveau au XVe siécle, c'est l'importance du trafic et l’implication directe des puissances européennes auxquelles se joindront plus tardivement le Brésil. Ainsi, pendant quatre siècles, une traite d’esclaves importante fut mise en place entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique : douze à quinze millions d’hommes (les chiffres divergent selon les études) furent transportés durant cette période à fond de cale, comme des marchandises - le Code Noir pour les colonies françaises édicté en 1683, assimilait l’esclave à un bien meuble -, à travers l'océan Atlantique. Ces hommes sont des Africains, troqués même contre des produits européens souvent insignifiants. On appellera «négriers» les commerçants européens qui vivent de ce trafic. Au cours des transports, un million et demi de personnes mourront des conditions de surpopulation et d’hygiène épouvantable, et prés de trois à quatre cent mille membres des équipages. La migration forcée transatlantique a mobilisé plus de
50 000 navires.

La traite fut menée en Europe, à des ampleurs différentes selon les périodes, par le Portugal, l’Espagne, les Provinces-Unies, la Grande-Bretagne, la France qui, en leur qualité de puissances coloniales, poursuivirent une politique appelée mercantilisme: importer le minimum de matières premières, exporter le maximum de produits fabriqués. Les études ont démontré que plusieurs petites nations européennes participèrent A ce trafic, en particulier les pays baltiques dont la Suède et le Danemark.. Selon les parcours utilisés, les voyages duraient 18 mois. Or, l’organisation d'une carnpagne «négrière» exigeait de gros capitaux et beaucoup d'expérience. Il fallait armer un bon navire, car celui-ci pouvait sillonner les mers et les océans pendant deux ou trois ans sans revenir à son port d’attache. Il fallait disposer d'une équipe à toute épreuve pour conduire le bateau et de la marchandise de troc : objets de quincaillerie, bijoux et miroirs de pacotille, toiles de coton et armes. Mais, au préalable, il fallait de solides marchands pour s'acquitter des frais d'investissement.

Il ne fait pas de doute que les banquiers, les agents d’affaires et les grandes familles trouvèrent dans la traite d'esclaves des débouchés lucratifs et qu’ils furent invités à s'y intéresser par les gouvernernents des pays dans lesquels ils vivaient. Jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, la mentalité générale des négociants admet 1’esclavage comme un des é1éments indispensables au grand commerce international. La suppression de la traite, progressive depuis le Congrès de Vienne de 1815, ne s'est pas immédiatement traduite par un recul de l’esclavage. Le principe de l’abolition de 1'esclavage fut prononcé par les grandes puissances européennes, lors du traité d'Aix-la-Chapelle, en 1818.

Considérations particulières

Les puissances européennes qui ont contribué activement à la mise en place du système de la traite d’esclaves, n'auront de cesse de le défendre. Le XVIIIe siècle marque I'apogée de ce commerce, auquel dès les années 1720, l’initiative privée 1'emporte un peu partout et met à mal les tentatives monopolistiques du commerce. Les travaux des chercheurs ont démontré que des Suisses ont participé au commerce transatlantique. En effet, plusieurs familles de négociants et d’industriels ont été les bailleurs de fonds, investissaient des capitaux dans l’armement de bateaux, faisaient tourner leurs usines à partir de produits livrés depuis les colonies, les Antilles, les Indes et l’Afrique, et disposaient d’antennes dans les grands ports français (Nantes, Lorient, Marseille). D’autres possédaient des plantations dans les colonies ou servaient encore comme officiers dans les troupes des puissances coloniales. Si les gouvernements cantonaux n’ont nullement été impliqués dans ce commerce, il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre de grandes familles suisses ont tiré des profits de la traite d’esclaves. Les nombreuses interpellations et questions sur ce sujet adressées aux autorités fédérales et cantonales en fournissent les noms, notamment cette société maritime authentiquement vaudoise, formée sur la base de liens familiaux entre 1787 et 1796, «Illens et van Berchem» : celle-ci arma des bateaux pour le commerce des esclaves, à Marseille. L’un de ses bateaux, «Le Pays de Vaud», revenait de Saint Domingue le 9 octobre 1789, avant de repartir depuis Marseille pour le Mozambique.

Si la présence suisse dans le commerce transatlantique est incontestable, son ampleur, sa diversité et sa durée restent à étudier. Les formes financières et les circuits de l’argent suivis par les marchands suisses restent encore très méconnus. Les historiens n’ont fourni à ce jour que des informations fragmentaires, isolées sur le capitalisme suisse à 1'étranger, dont la croissance suit le réseau des solidarités protestantes et le développernent du commerce négrier. C’est en fait dans des publications étrangères que nous trouvons depuis les années 1950 des informations sur la participation de Suisses au commerce transatlantique; les chercheurs suisses les ont à ce jour peu relayées.

Ainsi, il n’existe aucune étude particulière dans le Canton de Vaud, les thèmes comme «Esclavage» sont totalement absents de l’historiographie vaudoise. Le Dictionnaire historique de la Suisse, en cours de parution, a inscrit une entrée «Sklaverei». Il rompt en cela singulièrement avec toutes les publications encyclopédiques et dictionnaires parus jusqu’à ce jour en Suisse - le Schweizer Lexikon (1993) avait consacré une notice très générale au thème de l’esclavage sans mentionner la présence de Suisses. L’absence d’études récentes et systématiques s'explique en grande partie par la difficulté de trouver et de consulter des sources directes sur la traite d’esclaves en Suisse. Ainsi, ni les Archives cantonales vaudoises ni les Archives de la Ville de Lausanne ne conservent de documents particuliers sur ces objets, à la. fois parce que les natures de documents propres à ce type d’investigation (répertoire des expéditions «négrières», mémoires de «négrier», journaux de bord de capitaines «négriers», comptabilité des armateurs) ne relèvent pas des domaines de conservation desdites Archives et que les fonds de familles n’ont pas été versés aux institutions publiques. De plus, l’absence d’implication des gouvernements des cantons suisses dans les politiques de traite et d’esclavage explique que les documents officiels ne comportent pas de trace. Si l’on agit, c'est pour autoriser des collectes afin de payer les rançons de citoyens vaudois réduits à l’état d'esclave par les contrebandiers; et les pirates qui les avaient capturés. II n'existe aucun mandat souverain ni arrête cantonal contre 1'esclavage.

Autrement dit, les documents d'archives, à de rares exceptions, sont encore en mains privées, frappés d'embargo. Les sources conservées dans les Archives portuaires, départementales, voire communales françaises, exigent de vastes dépouillements, souvent aléatoires pour trouver la présence de Suisses, et souvent décevantes, en raison d'informations vagues et superficielles.

Enfin, signalons qu’à défaut de documents directs et d’études, le Canton de Vaud peut faire valoir des prises de position d’intellectuels: le Groupe de Coppet, et en particulier Benjamin Constant, ont combattu la traite d’esclaves et ont demandé son abolition, dès la fin des années 1810. Plus tôt, un pasteur né à Nyon, Benjamin-Samuel Frossard (1754-1830), nommé d’abord à Lyon, puis faisant carrière dans l’enseignement en particulier à la Faculté de théologie protestante de Montauban, fut un chaud partisan de l’émancipation des esclaves. Il publia ainsi un ouvrage intitulé « La Cause des esclaves nègres et des habitants de la Guinée portée au tribunal de la justice, de la religion et de la politique, ou Histoire de la traite et de l’esclavage des nègres », Lyon, 2 vol. Dès les années 1860, il existe à Lausanne une société qui prône l’abolition de l’esclavage et qui finance toute initiative allant dans ce sens.


Question 1

Le Conseil est-il disposé à étudier en collaboration avec les autres gouvernements interpellés, la participation suisse et vaudoise en particulier à la traite d’esclaves en apportant son soutien aux travaux de recherches effectués sur ce thème par des historiens africains, européens et suisses ?

Réponse

Tout en reconnaissant l’intérêt de la question, le Conseil d'Etat doit pour l’heure constater la maigreur des informations sur la traite d’esclaves, en ce qui concerne la participation active de Vaudois. A la différence d’autres objets (fonds juifs, stérilisation des handicapés mentaux) où il a commandé des études, la responsabilité directe des autorités qui ont gouverné le Pays de Vaud, puis le Canton de Vaud ne paraît pas être engagée. Elle implique par contre des familles et des individus d’extraction vaudoise ou ayant habité le Pays de Vaud, dont les richesses proviendraient du commerce « négrier » ou de ses produits dérivés.

A ce titre, le Conseil d'Etat reconnaît le bien-fondé de la question de Monsieur le député Guignard, mais n’entend pas s’engager seul dans les suites éventuelles à donner. Il rappelle qu'en juin 2001, il a refusé la création d’un fonds de recherche historique, suivi en cela par le Grand Conseil, le 6 novembre 2001, pensant qu'il valait mieux soutenir les conditions générales d’accueil de la recherche et s’en remettre aux initiatives des enseignants universitaires et des sociétés historiques. C'est pourquoi le Conseil d’Etat ne peut qu’encourager des recherches menées de concert sur le plan national et financées au travers du Fonds national suisse de la recherche scientifique, sous la direction de plusieurs universités. Il salue la démarche des professeurs des universités de Lausanne et Genève qui organisent, les 14-15 novembre 2003, un colloque sur le thème « De la traite des Noirs à la fin du régime de l'apartheid : trois siècles de relations entre la Suisse et l'Afrique (XVIIIe -XXIe siècles) ».


Question 2

En 2001, la Suisse a signé la "Déclaration de Durban" en reconnaissant que l'esclavage et la traite des esclaves ont été des tragédies effroyables dans I'histoire de l'humanité et en reconnaissant que la traite d'esclaves constitue un crime contre I'humanité. Le Conseil d'Etat est-il disposé à participer a une collaboration avec les organisations africaines et européennes pour mettre au point une réparation ou un acte symbolique envers l’Afrique si les recherches confirment la participation suisse et vaudoise dans la traite des esclaves ?

Réponse

Le Conseil d'Etat réaffirme son soutien à la Déclaration de Durban et il est prêt à envisager de s'associer à toute démarche qui stigmatisera les cas d'esclavage. Par contre, il ne peut pas répondre des actes commis par des familles vaudoises qui ont agi exclusivement selon leurs intérêts, tout en souhaitant que les recherches réhabilitent les faits et déterminent l’exacte participation des Suisse à la traite d’esclaves.

Lausanne, 12 novembre 2003