Colonisation, civilisation, Hitler


Le grave est que « l'Europe » est moralement, spirituellement indéfendable.

Et aujourd'hui il se trouve que ce ne sont pas seulement les masses europénnes qui incriminent, mais que l'acte d'accusation est proféré sur le plan mondial par des dizaines et des dizaines de millions d'hommes, qui, du fond de l'esclavage, s'érigent en juges.

On peut tuer en Indochine, torturer à Madagascar, emprisonner en Afrique Noire, sévir aux Antilles. Les colonisés savent désormais qu'ils ont sur les colonialistes un avantage. Ils savent que leurs « maîtres » provisoires mentent.

Donc que leurs maîtres sont faibles.

Et puisque aujourd'hui il m'est demandé de parler de la colonisation et de la civilisation, allons droit au mensonge principal à partir duquel prolifèrent tous les autres.

Colonisation et civilisation?

La malédiction la plus commune en cette matière est d'être la dupe de bonne foi d'une hypocrisie collective, habile à mal poser les problèmes pour mieux legitimer les odieuses solutions qu'on leur apporte.

Cela revient à dire que l'essentiel est ici de voir clair, de penser clair, entendre dangereusement, de répondre clair à l'innocente question initiale : qu'est-ce en son principe que la colonisation? De convenir de ce qu'elle n'est point; ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l'ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit; d'admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux conséquences, que le geste décisif est ici de l'aventurier et du pirate, de

l'éicier en grand et de l'armateur, du chercheur d'or et du marchand, de l'appétit et de la force, avec, derrière, l'ombre portée, maléfique, d'une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon inteme, d'étendre à l'échelle mondiale la concurrencede ses économies antagonistes.

Poursuivant mon analyse, je trouve que l'hypocrisie est de date récente; que ni Cortez découvrant Mexico du haut du grand téocalli, ni Pizarre devant Cuzco (encore moins Marco Polo devant Canbaluc), ne protestent d'être les fourriers d'un ordre supérieur: qu'ils tuent; qu'ils pillent; qu'its ont des casques, des lances, des cupidités; que les baveurs sont venus plus tard; que le grand responsable dans ce domaine est le pédantisme chrétien, pour avoir posé les équations malhonnêtes . christianisme = civilisation: paganisme = sauvagerie, d'où une ne pouvaient que s'ensuivre d'abominables conséquences colonialistes et racistes, dont les victimes devaient être les Indiens, les Jaunes, les Nègres.

Cela réglé, j'admets que mettre les civilisations difrérentes en contact les unes avec les autres est bien; que marier des mondes différents est excellent; qu'une civilisation, quel que soit son génie intime, à se replier sur elle-même, s'étiole; que l'échange est ici l'oxygène, et que la grande chance de l'Europe est d'avoir été un carrefour, et que, d'avoir été le lieu géometrique de toutes les idées, le réceptacle de toutes les philosophies, le lieu d'accueil de tous les sentiments en a fait le meilleur redistributeur d'énergie.

Mais alors, je pose la question suivante : la colonisation a-t-lle vraiment mis en contact ? Ou, si l'en préfère, de toutes les manières d'établir le contact, etait-lle la meilleure?

Je réponds non.

Et je dis que de la colonisation à la civilisation, la distance est infinie; que, de toutes les expéditions coloniales accumulées, de tous les statuts coloniaux élaborés, de toutes les circulaires ministérielles expédiées, , on ne saurait réussir une seute valeur humaine.

Il faudrait d'abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu'il y a au Viêt-nam une tête coupée et un oeil crevé et qu'en France on accepte, une fillette violée et qu'en France on accepte, un Malgache supplicié et qu'en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une regression universelle qui s'opère, une gangrène qui s'installe, un foyer d'infection qui s'étend et qu'au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives toléré
es, de tous ces prisonniers ficelés et « interrogés », de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l'Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l'ensauvagement du continent.

Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s'affairent, Ies prisons s'emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.

On s'étonne, on s'indigne. On dit : « Comme c'est curieux! Mais, bah! C'est le nazisme, ça passera! » Et on attend, et on espère; et on se tait à soi-même la vérité, que c'est une barbarie, mais la barbarie suprème, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries; que c'est du nazisme, oui, mais qu'avant d'en être la victime, on en a été le complice; que ce nazisme-là, on l'a supporté avant de le subir, on l'a absous, on a fermé I'oeuil là-dessus, on l'a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s'était appliqué qu'à des peuples non européens; que ce nazisme-là, on l'a cultivé, on en est responsable, et qu'il sourd, qu'il perce, qu'il goutte, avant de l'engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.

Oui, il vaudrait la peine d'étudier, cliniquement, dans le détail, les demarches d'Hitler et de l'hitlerisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du xxe siecle qu'il porte en lui un Hitler qui s'ignore, qu'Hitler l'habite, qu'Hitler est son démon, que s'il le vitupère, c'est par manque de logique, et qu'au fond, ce qu'il ne pardonne pas à Hitler, ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, c'est l'humiliation de l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique.

Et c'est Ià le grand reproche que j'adresse au pseudo-humanisme : d'avoir trop longtemps rapetissé les droits de l'homme, d'en avoir eu, d'en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste.

J'ai beaucoup parlé d'Hitler. C'est qu'il le mérite : il permet de voir gros et de saisir que la societé capitaliste, à son stade actuel, est incapabie de fonder un droit des gens, comme elle s'avère impuissante à fonder une morale individuelle. Qu'on le veuille ou non - au bout du cul-de-sac Europe, je veux dire l'Europe d'Adenauer, de Schuman, Bidault et quelques autres, il y a Hitler. Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l'hurnanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.

Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi

« Nous aspirons, non pas à l'égalite, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi. »

Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.

Qui parle? Pai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe « idéaliste ». Qu'il s'appelle Renan, c'est un hasard. Que ce soit tiré d'un livre intitulé : La Réforme intellectuelle et morale, qu'il ait été écrit en France, au lendemain d'une guerre que la France avait voulu du droit contre la force, cela en dit long sur les moeurs bourgeoises.

[aus: Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence Africaine 1955, S. 8-13]