Neg blan an Ayity
Hans Fässler, historien suisse
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"...une double prise de conscience, prise de conscience par les colonisés que cela leur est dû et par les puissances capitalistes qu'effectivement elles doivent payer." [Frantz Fanon, Les damnés de la terre]
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Avant de présenter mon spectacle "Louverture meurt en 1803" à lhôtel Montana à Port-au-Prince au mois de novembre 2003, il a fallu expliquer. Comment un blanc en arrive-t-il à soccuper de lhistoire haïtienne ? Comment un historien suisse en arrive-t-il à participer à la conférence interministérielle sur la restitution et le développement ?
Tout a commencé par ma réflexion sur l'histoire de mon canton natal de Saint Gall, petit état-membre à lest de la Suisse, qui se préparait à célébrer son bicentenaire. Naturellement, le point de départ de la partie historique d'un programme politico-humoristique devrait être la fondation du canton, la Révolution française et la Période helvétique, l'acte de médiation de Napoléon en 1803 et le fondateur et père de la patrie Mueller-Friedberg.
Bientôt pourtant le goût du débat politique et de la provocation ma tenté : Pourquoi ne pas enrichir les réjouissances officielles du canton par la célébration d'une autre année 1803 ? Par le choix d'un jubilé totalement différent, loin du patriotisme de clocher suisse ? Mes recherches ont donné des résultats intéressants et ironiques: 350 ans de Guerre paysanne suisse, 250 ans de scorbut, le bicentennaire de la vente de la Louisiane par les Français, le bicentenaire du chocolat, le centenaire du bolchévisme et 50 ans de la découverte de la structure ADN...
Finalement, la trouvaille, par hasard: la mort de Toussaint Louverture au Fort de Joux, (près de la frontière suisse) en 1803, et lexpulsion des Français dHaïti par la révolution noire et le mouvement d'indépendance la même année. Dun coup tout s'est mis en place. Il y avait la ressemblance de la Suisse (le canton de Saint-Gall inclus) avec Haïti : deux petits pays, deux mouvements d'indépendance sous l'influence de la Révolution française et de la politique extérieure de Napoléon. Et il y avait avant tout les différences : blancs et noirs, le premier monde exploitant et le tiers monde exploité ainsi que des conditions de départ pour développement national qui ne pourraient être plus différentes. Et aujourd'hui encore, les résultats découlant de ces différences: un pays parmi les plus riches de notre planète et lautre parmi les plus pauvres.
En 2000, Haïti navait été quune note au bas de la page du bicentennaire saint-gallois. En novembre 2003, en route pour Jacmel dans un taxi collectif, entassé avec une douzaine dHaïtiennes et Haïtiens, le bicentenaire saint-gallois était devenu une note au bas de la page de l'histoire dHaïti et de la libération des peuples d'Afrique, d'Asie, d'Amérique Latine et des Caraïbes.
Ce que je pense de la restitution ? Ronald, mon ami haïtien, me la demandé avec un soupçon dironie. Patrick, de la Télévision Nationale Haïtienne, en a discuté avec moi pendant un interview de vingt minutes. Les étudiants du «Lycée Marie Jeanne » mont posé la question avec lardeur particulière de la jeunesse. Leslie Voltaire, le Ministre des Haïtiens Vivant à l'Etranger, sen est enquis sur la terrasse de lOlofson, ainsi que Joseph Philippe Antonio, au Ministère des Affaires Etrangères sur le Boulevard Harry Truman.
A cette question toujours la même réponse : Je pense que faire payer, sous la menace des canons, un peuple qui a gagné sa liberté et son indépendance par la force de lespérance et par le sang, est une injustice incroyable, un crime sans précédent et surtout sans succession dans lhistoire de notre planète. Quand jai, pour la première fois, étudié les évènements de 1825, jai décidé de contribuer à léchelle de mes modestes possibilités à corriger ce tort, et à demander des comptes à l'ancienne puissance coloniale et esclavagiste.
Jai vécu dans le cadre de ma vie politique un épisode qui pourrait de même encourager mes amis haïtiens. Dans les années trente il y avait dans mon canton natal un commandant de police qui refusait de renvoyer les réfugiés juifs vers les camps de concentration des Nazis. Comme à cet effet Paul Grüninger avait falsifié des documents, il fut condamné en 1940 à une amende et licencié. Grüninger vécut désormais d'emplois occasionnels et dans une situation très précaire. Pendant 30 ans, les efforts pour sa réhabilitation ont échoué et quand jai formé le « Comité pour la réhabilitation de Paul Grüninger » avec un groupe dactivistes et amis politiques, personne ne croyait quon atteindrait jamais ce but. Mais après une campagne politique, des années de travail médiatique, après la publication dun livre sur son cas et après un procès qui a intéressé les médias internationaux, Grüninger fut réhabilité moralement et juridiquement. Et le gouvernement saint-gallois, qui était obstinément opposé à ce pas, fut contraint de payer une grande somme de réparation aux descendants du commandant.
Je suis conscient que lopposition de la soi-disant grande nation soit plus redoutable que celle du petit gouvernement saint-gallois. Je sais quun million de francs suisses de réparation nest guère comparable aux 21 milliards de dollars américains exigés de la France. Mais je suis convaincu quen Europe, le sentiment dont parle Frantz Fanon saccroît, et je suis convaincu que, si on prend le temps de lexplication, tout le monde comprendra que la position dHaïti dans ce conflit est celle de la justice, de la vérité et du bon sens.
De retour en Suisse après mon séjour de novembre en Haïti, jai contacté des connaissances dans lentourage du Ministère des Affaires Etrangères Suisse pour atteindre que la Suisse prenne une position de médiation entre Haïti et la France. Jy ai été encouragé par notre Ministre des Affaires Etrangères, Madame Micheline Calmy-Rey, qui, dans sa réponse à une interpellation initialisé de ma part sur la participation suisse à lesclavage et la traite atlantique des noirs au XVIIIe siècle, disait au Conseil National: « La question des indemnisations et réparations est un point de tension vif entre les anciennes colonies et les anciennes puissances coloniales. La Suisse s'emploie à trouver des positions de médiation dans les forums internationaux où cette question est traitée... »
Au « Lycée Marie Jeanne », le 21 novembre 2003, un petit garçon haïtien regardait par la porte ouverte de la salles des actes. En me découvrant il a crié : « Ah, le neg blan ! » Jespère de tout mon cur que ce petit Haïtien pourra un jour vivre dans un pays ne seulement riche dhistoire et de culture mais aussi jouissant dune prospérité économique provenant en partie de la restitution de la dette nationale par la France.