d é b a t

Pour une culture du dialogue

La prédication du 9 mars dernier ouvrant la campagne de carême et retransmise sur les ondes de la Radio suisse romande1) depuis la Collégiale a suscité beaucoup de réactions en ville de Neuchâtel. Le prédicateur Théo Buss, secrétaire romand de Pain pour le prochain, en s'inspirant de la Théologie de la libération, s'en est pris à l’égoïsme de 1'Occident et a mentionné le passé de quelques grandes familles locales. Dans la prédication, ces personnes étaient opposées à Max Havelaar et à l'objectif de la campagne de carême qui prône un dialogue Nord-Sud avec le slogan «s'écouter pour s'entendre». Lettres de protestation ou de soutien, coups de téléphones rageurs et mise au point de la part du Conseil synodal ont suivi.

Sur l’initiative du Conseil synodal, un débat a été organisé pour favoriser une culture du dialogue. Nous en retraçons ici les propos.


Participants:
Théo Buss, Secretaire romand de Pain pour le prochain, Isabelle Ott-Baechler, Présidente du Conseil synodal, Michel Kocher, journaliste, responsable du service protestant de la Radio suisse romande. Observateurs: Michel Humbert, Président du consistoire de Neuchâtel, Chantal Peyer, collaboratrice Pain pour le prochain. Modération: Béatrice Perregaux Allisson, formatrice de l’EREN. Journaliste: Katja Müller, Vie protestante neuchàteloise

Beatrice Perregaux Allisson:
Je vous propose d'aborder le sujet en partant de la question plus large de la prédication. Quel est le but d'une prédication?

Théo Buss: C'est l’annonce de la parole de Dieu incarnée dans son actualité. L'actualité pour moi c'est que tous les indicateurs économiques sont au rouge, que la situation des pauvres empire de jour en jour. Je l’ai vérifié de mes yeux lors de mes visites l'annee dernière au Nicaragua, au Pérou et en Bolivie. Je pousse ainsi un cri d'allarme. Ce que je mets en avant, c'est une parole de Dieu que je trouve dans l'Ancien Testament et dans les Evangiles, celle que la théologie de la libération appelle l’option préférentielle pour les pauvres.

Michel Kocher: Le but d'une prédication pour moi est de rencontrer, d'entendre une «tronche» c'est-à-dire quelqu'un qui s'exprime, une personnalité. Je ne lui demande pas d'être théologiquement à gauche, à droite, en haut, en bas, correct ou incorrect. Je lui demande d'être lui-même et d'être capable de communiquer son être chrétien profond avec ses aspérités, sa vérité. Dans ce sens-1à, la prédication de Theo Buss est réussie. Les questions et les réactions qui suivent montrent que les «tronches» et les rencontres ne sont pas toujours bien vécues et reçues. C'est un risque. Il faut le prendre.

Isabelle Ott-Baechler: La prédication est toujours un acte extraordinaire. Elle devrait provoquer une rencontre entre l’auditeur et le Christ et personne ne peut définir si cette rencontre a lieu. Il n'y a aucune recette pour que cela se produise, c'est de l’ordre de ce qui nous dépasse autant pour le prédicateur que pour l'auditeur. Le travail du prédicateur est un travail d'exégèse et d'actualisation. Il connait le terrain sur lequel il va semer les semences de cette parole. Il y a un va-et-vient entre le terrain, le texte et le prédicateur.

B.P.A: Une predication peut-elle être critiquée, voire censurée et si oui, qui a le droit de critiquer et sur la base de quels critères?

I.O-B.: La censure est contraire au protestantisme. Le prédicateur jouit d'une grande liberté et par consequent d'une grande responsabilité. Dans des cas vraiment exceptionnels, la censure peut avoir lieu, je ne crois pas qu'il y en ait eu beaucoup dans l'histoire.

B.P.A: La petite phrase du Conseil synodal dans la VP no 152 exprimait-elle une telle censure?

I.O-B.: Non. Elle ne faisait que souligner ce qui est de notre ressort: l’unité de l'Eglise et la déontologie. Il n’est pas admissible d'attaquer des personnes du haut de la chaire, parce qu'elles n’ont pas la possibilité de répondre. Le prédicateur se trouve dans un cadre où il a un certain pouvoir et donc une certaine responsabilité.

TH.B.: Peut-on critiquer une prédication? Bien sûr! Ainsi, aprés avoir prêché, je souhaite toujours un cadre de réaction lors d'un «après culte» ou d'un «après soupe de carême». Je critique la forme même de la prédication qui est héritée des temps anciens où les réformateurs étaient parmi les seuls lettrés de la communauté ce qui leur conférait une mission d'enseignement. Aujourd'hui ce n'est plus le cas, chacun a le droit de son opinion. Je prefère le dialogue à cette proclamation unilatérale qu'est la prédication. On m'a offert la tribune de la Collégiale pour un culte radiodiffusé, ce que j'ai accepté. Une fois prononcée, la prédication a sa vie propre, elle fait son effet.

M.K: En provoquant un peu, je dirais que les prédications ne peuvent pas être censurées par le haut. De fait, elles sont régulièrement censurées par le bas. La censure la plus efficace et la plus redoutable, c'est celle du fidèle qui ne vient pas ou plus au culte ou qui n'écoute pas la prédication radiodiffusée parce qu'il s'en lasse. Une prédication doit être discutée, dans l'idéal par les fidèles, mais au moins par les collègues, les spécialistes. Il ne s'agit pas d'une parole inattaquable, ni inatteignable. Il est nécessaire de développer une culture de discussion de nos prédications.

Dans un mémoire de licence de la faculté de théologie de Neuchâtel, Gaëtane Valazza a analysé la pertinence de trois prédications radiodiffusées. De manière frappante, les prédications les plus pertinentes d'un point de vue théologique et de contenu ne sont pas celles qui sont le plus commandées par les auditeurs. Non, en fait, c'est exactement l'inverse. Pourquoi? Un élement de réponse est le manque de présence. Une pertinence sans présence, sans «tronche», part dans l'éther. Il faut présence et pertinence dans l’écrit et dans l’oral.

B.P.A: Théo Buss, pourriez-vous résumer le sens de votre prédication?

TH.B.:
Je constate que ma prédication a dérangé, je constate que l'Evangile continue de déranger.

I.O-B.: Ce n’est pas l'Evangile qui a dérangé, il n'y aurait alors rien à redire. Ce qui a dérangé c'est que des paroissiens de la Collégiale se sont sentis blessés et ont pris les remarques faites sur des ancêtres comme des attaques les visant personnellement. J’ai entendu que pour le prédicateur, le message principal était le changement de paradigme, mais les personnes qui se sont plaintes n’ont absolument pas entendu cela.

M.K.: Mais tout le monde est d'accord sur le changement de paradigme! C'est du politiquement correct. La vraie question, c'est plutôt comment changer ensemble de paradigme!

Chantal Peyer
(observatrice avec droit de réponse): Je ne suis pas tout à fait d'accord. Je ne suis pas théologienne mais de mon point de vue, la polémique a non seulement porté sur la mention des personnes, mais aussi sur l’option préfférentielle pour les pauvres et ce point-là est politique. Il y a donc une diversité politique et d'opinions politiques que l’on arrive peu à aborder en Suisse.

M.K.:
Je provoque, mais l’option préférentielle pour les pauvres n’est pas l'Evangile! C'est un programme politique. Prendre l’option préférentielle de Dieu pour les pauvres comme leitmotiv d'une prédication ne dit pas l'Evangile pour moi. Je ne dis pas que l'Evangile ne peut pas être annoncé au travers de cette option préférentielle, c'est un des leviers pour le dire. Mais pas en disant simplement que l’option préférentielle pour les pauvres c'est aider les autres qui sont là-bas. Les pauvres, c'est aussi nous, que le Christ vient rencontrer. Au fond, les auditeurs ne se sont pas sentis concernés par rapport à la parole de l'Evangile. C'est ça le noeud. Et je ne critique pas Théo Buss parce que c'est extrêmement difficile; c'est là que nous dépendons tous de la «grâce de l'Esprit Saint».

MA.:
S'il fallait reprendre l’option préférentielle pour les pauvres, il faudrait parler des fragiles, des vulnérables de la vie. Cela nous concerne tous, tous nous avons des vulnérabilités psychiques, des pauvretés relationnelles, économiques ou culturelles. L'option préférentielle pour les pauvres incite à une «guéguerre» idéologique. Les oeuvres d'entraide ont tort de prendre cela comme drapeau! Sur le fond, je comprends bien l'enjeu, mais je ne suis pas sûr que ce soit le bon outil idéologique et le bon slogan pour prêcher l'Evangile ici.

I.O-B.:
Ce qui bloque, c'est l'entrée dans une idéologie. Les gens ont réagi à cette polarisation, à cette idéologie politique: il y a les bons, les méchants, les riches, les pauvres... C'est un langage stérile.

TH.B.:
Présentant ce matin la théologie de la libération aux étudiants, j’ai, ce qui précédait vos remarques, montré comment elle est vivante et évolue: de la catégorie d'un sujet économique qui s’appelait pauvre, appauvri, dépossédé et désherité on est passé à la catégorie plus générale des exclus, y compris les fragiles. Si vous ne le recevez pas, ce n’est pas seulement, et là je serai assez dur, parce que c'est idéologisé, c'est une excuse, mais parce que vous y êtes fermés. Aujourd'hui, le cri des pauvres est extrêmement fort. Il nous parvient à travers tous les mouvements de protestation contre le G8. Il y a par exemple cinq cents indiens qui se sont déplacés depuis l'Inde pour venir le dire à l’OIT à Genève, devant le siège de Nestlé à Vevey, et à Bâle devant les multinationales de la chimie. Une des réalités les plus claires dont la théologie de la libération s'est faite le porte-parole et qui n’est toujours pas reconnue est que développement et sous-développement sont les deux faces de la même médaille. Il n'y a pas de richesse qui n’ait pas été accumulée au détriment de quelqu'un.

B.P.A: La théologie de la libération est-elle une ideologie?

TH.B.: Cette question me fait sourire. Pendant longtemps, la théologie de la libération a été accusée d'être marxiste. Maintenant que le marxisme a disparu, elle est taxée d'idéologie pour qu'on puisse la mettre de côté et dire qu'elle est morte. Mais cette théologie est vivante, elle est incarnée par des millions de chrétiens en Amérique latine, en Corée, au Cameroun pour ne donner que trois exemples.

I.O-B.:
Ce qui m'a manqué, et surtout venant du secrétaire romand de PPP, ce sont des propositions. De nombreuses personnes s'interrogent devant l'injustice. Qu'ils soient riches ou non, ils aimeraient agir et éprouvent le sentiment de leur propre impuissance. Je trouve dommage que lors de la prédication, les gens se soient sentis jugés, sans que cela ait été voulu, et qu'il n'y ait pas eu de propositions concrètes d'action. D'autre part, comme la théologie de la libération n’est pas chez nous une tradition vivante, il aurait pour le moins fallu l'expliquer.

B.P.A: Quel est le rôle de l’Eglise face aux riches?

TH.B.: L'Evangile a des accents forts qui parlent de l'option préférentielle de Dieu pour les pauvres. Je ne citerai que les Béatitudes, Matthieu 25 avec le jugement. Ces textes ont la particularité de s'approcher du pauvre, de l'exclu, du fragile. Il y a des textes trés forts comme Luc 4 qui, pour les spécialistes, résument le coeur de l'Evangile, la bonne nouvelle - bonne nouvelle qui n'est pas toujours bonne à entendre.

M.K.: Que veut dire une bonne nouvelle qui n’est pas bonne pour tout le monde?! Cela ne veut rien dire. Je provoque un peu, mais elle est bonne pour tout le monde! L'Evangile est bon pour tout le monde, les riches et les pauvres.

TH.B.: Absolument.

B.P.A: En quoi l’Evangile est-il bonne nouvelle pour les riches?

TH.B.:
Les riches sont interpellés: «Il sera plus difficile pour les riches d'entrer dans le royaume de Dieu qu’à un chameau de passer dans un chas d’aiguille».

M.K.:
Pour reprendre la question de départ, le riche est encombré par sa richesse, il ne le sait d'ailleurs pas toujours, et la bonne nouvelle, c'est que la richesse n’est pas l'essentiel, et qu'il peut la partager.

LO-B.: Mais à partir de quel salaire est-ce que l’on est riche, que signifie cette catégorie?

TH.B.: Il ne s'agit pas d'une richesse uniquement pécuniaire. Certaines personnes ont juste le nécessaire et sont extrêmement avares et il y a des riches qui sont extrêmement genéreux.

I.O-B.: Cette subtilité justement manquait dans la prédication.

TH.B.:
La pointe du message que j'ai essayé de transmettre est que les oeuvres d'entraide ne peuvent pas chaque année faire une collecte disant «Soyez généreux, donnez de vos biens» sans que le système économique ne change: Le système se détériore au niveau écologique, au niveau de la répartition des richesses économiques, au niveau des ressources. Une autre pointe de mon message est la lecture de l'histoire. «Aussi longtemps que les lions n’auront pas d’historiens, l'histoire glorifiéra les chasseurs» comme dit un proverbe africain. L'Histoire appartient à tout le monde, même si certains continuent de se considérer comme les propriétaires de l'Histoire. Il n’est pas possible de changer le système en profondeur si l’on ne comprend pas comment se sont accumulées les richesses, aussi dans le canton de Neuchâtel. Ce nouveau système sera pluriel, il ne sera pas unique, il ne sera pas néo-libéralisme, capitalisme éclairé, socialisme à réinventer ou encore une troisième voie. C'est un système qui devra s'éloigner en tout cas de la suprématie, de l'hégémonie d'une seule puissance qui nous impose sa volonté ou du moins qui tente de le faire à travers la pensée unique, au moyen de l’armée la plus puissante.

M.K: Ce que j'apprécie dans vos propos, c'est que vous dites pluriel. Vous ne dites pas: «Je vais vous donner la bonne doctrine, vous dire comment faire». Le problème des oeuvres d'entraide, c'est qu'elles ont une doctrine du développement parfois trop bien boulonné. Affirmer que la situation n’est peut-être pas si claire, que c’est plus compliqué sur le terrain, donne l'impression d'être un traître à la bonne cause. Je vous entends avec plaisir dire qu'au fond, il n'y a pas un système mais une pluralité de systèmes et je pense que cela n'a pas été entendu dans la prédication. Cette pluralité n'a pas été entendue, malgré le fait qu'elle vous habitait. De ce point de vue-là, la cornmunication n'a pas marché.

I.O-B.:
Il est sûr que nous devons tous faire un cheminement, mais être catégorisés dans une prédication n'aide pas dans ce cheminement. Je suis persuadée qu'il y aurait un interêt pour des propositions positives. Il n'y a qu'à voir le succès des produits Max Havelaar: les gens se sont rendu compte de l’importance d'un commerce équitable. C'est une de mes options que de postuler sur les intentions positives des personnes.

TH.B.: Les nombreux messages de soutien que j'ai reçus de toute la Suisse romande confirment que l'essentiel de mon message a été compris. Il faut parfois mettre un norn sur les choses et appeler un chat un chat et nommer des moments et des lieux pour ne pas rester dans des généralités. L'Histoire ne peut pas être carnouflée. Il s'agit d'ouvrir un dialogue sur notre passé également.

I.O-B.: Le «travail de mémoire» au sein de l'Eglise est un autre débat. Pour moi la prédication n’en est pas le lieu. Par contre qu'une Eglise, ou un groupe de travail, fasse un travail de mémoire me semble important. Et pour vraiment faire ce travail, il faut s'en donner les moyens. J’espère que ce premier débat ouvre la voie pour un dialogue et d'autres débats, aussi dans le cadre des campagnes de carême.

M.K.: Les structures de reflexion ne doivent pas être «squattées» par les tiermondistes et les théologies de la libération. PPP, EPER ne doivent pas être des lieux trop consensuels. L’idéal serait que dès le départ, quand vous invitez les spécialistes et faites vos politiques, le débat soit pluriel.

B.P.A: La parole à Théo Buss pour clore le débat?

TH.B.: Je suis le premier à reconnaître qu'il y a eu des maladresses dans ma prédication, et je présente mes excuses à ceux que j'ai pu heurter. Si certaines personnes de la Collégiale n'ont pas entendu mon message, alors que d'autres l’ont compris puisqu'il y a eu des réactions favorables 2),c'est qu'il y a eu chez moi une incapacité à les atteindre et un effet contraire à celui que j'avais escompté.

Pour clore j'aimerais citer Albert Jacquard qui dit que «La terre a suffisamment de ressources pour nourrir les habitants bien au delà de l’an 2030, même si l’on était neuf ou dix milliards, il y a suffisamment de nourriture mais elle est mal répartie» et que par conséquent nous tous au Nord ne pourrons pas continuer de vivre au même niveau de vie.

Propos recueillis par
Katja Müller et Béatrice Perregaux Allisson

1 Voir www.religion-rsr.ch, www.celebrer.ch
2 A propos de la participation des cantons suisses au système colonial, www.louverture.ch