DU TREMBLEMENT DE TERRE AU TREMBLEMENT DES CERTITUDES POLITIQUES

Discours prévu pour mercredi, 7 avril 2010 par Hans Fässler (historien, militant et auteur, Saint-Gall, Suisse) lors de l'édition 2010 du pèlerinage au Fort de Joux pour commémorer la mort de Toussaint Louverture le 7 avril 1803.

Pour des raisons politiques, probablement pour éviter ma prise de parole critique qui ne détourne pas le conflit historique et actuel entre Haïti et l'ancienne métropole, le maire de Pontarlier, Patrick Genre, m'a dénié le droit coutumier (depuis 2002) de prononcer un discours au nom des organisateurs du pèlerinage.


Quelquefois il y a des coïncidences qui sont inquiétantes. Vers la fin de l'année passée j'avais proposé à mon ami Henri Désir, fondateur du pèlerinage dont nous faisons tous parts aujourd'hui, de commémorer dans l'édition 2010 le bicentenaire de la parution d'un conte de Heinrich von Kleist. Souvenons-nous que le célèbre écrivain allemand a été capturé en route pour Berlin par les autorités françaises, soupçonné d'espionnage et incarcéré ici, au Fort de Joux, comme prisonnier de guerre, du 5 mars au 9 avril 1807.

Toussaint Louverture était alors mort depuis quatre ans, mais il n'y a aucun doute que la mémoire de ce grand homme était encore omniprésent au Fort et inspirait von Kleist à la composition de son conte "Les Fiançailles à Saint-Domingue", la première œuvre littéraire à introduire aux lecteurs germanophones (y inclus les Suisses) le sujet de la révolution haïtienne et de la guerre de libération des esclaves. C'était d'ailleurs aussi une œuvre littéraire qui aurait pu soutenir la prise de conscience des lecteurs suisses qu'il existaient des relations militaires entre leurs pays et la tentative napoléonienne de la suppression de la liberté des noirs. De la troisième demi-brigade helvétique, expédiée de la Corse à Saint Domingue en 1803, il se trouve dans le conte de von Kleist une trace remarquable: deux officiers suisses au service de l'armée française, dont un rentre en Suisse et s'installe dans un domaine dans la région du Lac des Quatre Cantons.

Après le séisme dévastateur du 12 janvier 2010 en Haïti, on a organisé à Saint-Gall, avec des amis qui sont présents aujourd'hui comme membres de la délégation suisse, une soirée de deuil, de commémoration et de solidarité avec les victimes. On a commencé avec quelques extraits des "Fiançailles à Saint-Domingue", et on a écouté une lecture de la première part d'un autre conte de Heinrich von Kleist, "Le Tremblement de terre au Chili", conte parut en 1807, quelques mois après la libération de l'écrivain de la prison au Fort de Joux.

Kleist avait basé sa description captivante de la dévastation de la ville de Santiago sur le tremblement de terre historique qui, en 1755, avait dévasté la ville de Lisbonne dans sa quasi-totalité. Cette immense catastrophe, qui combinait un séisme, un tsunami et des incendies, n'a pas seulement bouleversé à l'époque les fondations d'une ville, mais aussi les certitudes philosophiques du siècle des lumières. Des philosophes comme Voltaire, Leibniz et Kant se posaient des questions qui à nous, les participants de cette soirée à Saint-Gall, semblaient d'une actualité consternante: Comment un destin aveugle peut-il toujours frapper les plus misérables du monde? Comment un dieu tout-puissant et bon, s'il existe, peut-il permettre l'existence du mal extrême? Cinque semaines après cette soirée, un tremblement de terre entraînant un tsunami a dévasté les villages le long de la côte chilienne.

Quelquefois il y a des coïncidences qui sont inquiétantes.

Mais les coïncidences entre la mémoire et la littérature, les hasards de la géologie, les mouvements des plaques tectoniques terrestres sont une chose. La différence entre un cataclysme qui frappe une société aisée et technologiquement avancée (comme celle du Japon dans le tremblement de terre à Kobe en 1995) et un cataclysme qui frappe une société déjà appauvrie, humiliée, exploitée depuis des siècles (comme celle de Haïti), c'est tout à fait une autre affaire. Devant les désastres séismiques tous sont égaux, mais il y en a ceux qui sont plus égaux que les autres. Prenons, avant de nous tourner vers Haïti, encore une fois le tremblement de terre de Lisbonne. Il a frappé et ruiné la vie de milliers de citoyens portugais, et il a de même détruit la fortune de David de Pury, citoyen et bienfaiteur de Neuchâtel en Suisse, investisseur dans la "Compagnie des mers du Sud" (South Sea Company), banquier et négociant de diamants. Mais, miraculeusement, de Pury est parvenu à reconstruire son énorme fortune. En l'espace de dix ans après le séisme il a octuplé sa fortune, est devenu financier de la couronne portugaise et investisseur dans une compagnie qui pratiquait la traite des esclaves depuis les côtes angolaises à destination des plantations brésiliennes.

Nous avons, d'ailleurs, parmi nous dans la délégation suisse, mon ami, le brave pasteur Théo Buss, qui en 2003, dans une prédication radiodiffusée, a pour la première fois dénoncé publiquement la participation suisse à l'esclavage et a fait scandale dans cette bonne société neuchâteloise qui se voit toujours comme les héritiers des familles patriciennes des de Pury, de Coulon, de Meuron et Pourtalès.

Le tremblement de terre de Haïti, nous le savons tous et toutes, a frappé le 12 janvier de cette année une société et un peuple qui était le produit de quelques décennies de génocide de la population indigène par les Espagnols, de deux siècles et demi d'exploitation dans le système esclavagiste par les Espagnols, par les Français et le reste de l'Europe complice, d'un siècle d'exploitation financière par la France à la suite de l'extorsion de la soi-disant "dette de l'indépendance" de 90 millions Louis d'or en 1823. Depuis mon séjour à Port-au-Prince en novembre 2003 dans le cadre d'une conférence sur la réparation de l'esclavage et la restitution de la "dette de l'indépendance" (toujours entre guillemets!), j'ai mainte et mainte fois essayé de prendre pour sujet l'injustice grotesque envers ce pays qui a été exploité comme la colonie esclavagiste la plus riche du nouveau monde pendant un long siècle et qui a été contraint, à force des canons de la flotte française dans la rade de Port-au-Prince, d'indemniser les planteurs qui avaient perdu "les fonds, fruits, esclaves, meubles, ustenciles, et bestiaux", comme le juxtaposaient les documents de l'époque. Je l'ai mainte fois essayé, dans des articles de journaux et de magazines, dans des colloques et dans des conférences. Mais on ne m'a pas écouté. On ne s'est pas intéressé. Haïti était loin, et le passé était le passé.

Tout ça a changé avec le séisme. Pas un journal en Suisse, en Allemagne, en effet dans toute l'Europe, soit au niveau national, soit local, soit de qualité, soit populaire, qui n'aurait pas raconté en détail l'histoire de la misère haïtienne, qui n'aurait pas mentionné l'injustice flagrante de l'extorsion de la "dette de l'indépendance", qui n'aurait pas demandé que – au delà de l'aide d'urgence – la justice soit rendue à Haïti en réparant l'esclavage et en restituant les 90 millions Louis d'or.

Il ne suffira plus de parler, comme l'a fait le Président de la République à Port-au-Prince, "d'une histoire commune riche". Commune pour Haïti, riche pour la France? Il ne suffira plus de parler, comme l'a fait le Président de la République, "d’une histoire douloureuse". Douloureuse pour qui? Il ne suffira plus de parler d'une "histoire partagée". Quelle part pour qui? Et il ne suffira plus de parler, comme l'a fait le Président de la République à Port-au-Prince, de la présence française en Haïti, qui "n’a pas laissé que de bons souvenirs". – "Pas que de bons souvenirs"? A-t-on jamais entendu un euphémisme pareil pour l'exploitation, la brutalité, la torture, le travail forcé meurtrier et pour l'extorsion des richesses d'un pays?

Pour faire avancer le processus de prise de conscience, j'ai lancé avec un ami députe à l'assemblée nationale suisse une initiative qui demande de la Suisse de s'engager pour la réalisation d'une conférence internationale sur Haïti qui visera la réparation matérielle de l'esclavage et la restitution de l'indemnité extorquée par la France. Il ne s'agira pas, bien entendu, d'une Suisse qui montre la France du doigt, parce que cette Suisse a son propre travail de mémoire, son propre devoir de se confronter à son passé esclavagiste, sa propre honte de ne pas avoir résolu ni les problèmes de l'évasion fiscale, ni du lavage d'argent et encore moins de la restitution des fonds Duvalier à Haïti.

Je crois que c'est Frantz Fanon, psychiatre et essayiste martiniquais, qui doit avoir le dernier mot dans le cadre de la réparation et la restitution qui sont nécessaires pour Haïti, au-delà des secours aux survivants:

"Aussi n’acceptons-nous pas que l’aide aux pays sous-développés soit un programme de sœurs de charité. Cette aide doit être la consécration d’une double prise de conscience : la prise de conscience par le colonisé que cela leur est dû et, par les puissances capitalistes qu’effectivement, elles doivent payer."

N'est-ce pas, Mesdames et Messieurs: Quelquefois il y a des prédictions qui sont inquiétantes!