Allocution de Hans Fässler, historien, membre de la délégation suisse

Chers amis haïtiens et haïtiennes, chers amis africains et africaines, chers amis d'héritage africain, messieurs les ambassadeurs, monsieur le maire, messieurs, mesdames les représentants et représentantes des autorités de Pontarlier et des communes du Larmont, chers amis de la délégation suisse!

Pour expliquer la présence annuelle, depuis 2002, d'une petite délégation suisse au pèlerinage Toussaint Louverture au Fort de Joux, pour expliquer mes sentiments sincères de solidarité avec les organisateurs de cet évènement unique de commémoration à travers deux siècles et trois continents, permettez-moi de vous lire un extrait de mon livre sur la particicpatrion suisse à l'esclavage, qui paraîtra en octobre 2007 sous le titre "Une Suisse esclavagiste. Voyages dans un pays au-dessus de tout soupçon" aux éditions Duboiris de Paris. Un extrait du chapitre 13 qui trait de Toussaint Louverture et qui est intitulé "La clé se trouvait en Suisse".

"Dans une diligence qui franchit le Val de Travers montant de Neuchâtel vers la France est assis un Blanc. Il passe Fleurier, traverse la vallée de Saint-Sulpice d’où est originaire la famille esclavagiste des de Meuron et passe la frontière après le petit village des Verrières. Au bout de sept kilomètres dans cette vallée ici assez large qui commence à s’incliner lentement vers l’ouest, le paysage change. A droite on se rapproche de la Montagne du Larmont et un peu plus loin, tout est bloqué. Un promontoire aux rochers escarpés semble empêcher toute progression vers l’ouest ; au sommet du promontoire on aperçoit un château, un fort, une forteresse. Les sombres murailles émergent des roches et renforcent l’impression menaçante que cette cluse fait sur les voyageurs. En plus, c’est l’automne, à quelques 1000 mètres au-dessus de la mer, il fait déjà assez froid. Nous sommes début novembre 1802.

"Au Fort de Joux, à quelques kilomètres à l’est de Pontarlier dans le département du Doubs en Franche-Comté, dans une cellule de six mètres et demi sur quatre, est assis un Noir. Le feu de cheminée censé réchauffer cette pièce aux murs lugubres est en train de s’éteindre faute de bois et ne dégage quasiment plus aucune chaleur. L’occupant de la cellule est tassé sur sa chaise au coin du feu, seule une quinte de toux provoque parfois un mouvement du corps fiévreux. Aucun bruit ne pénètre les murs de pierre épais de plusieurs mètres ni l’épaisse porte en bois. On entend peut-être par la fenêtre quelques-uns des ordres donnés par le commandant de la prison à ses soldats dans la petite cour au pied du donjon. Mais on n’entend pas la diligence qui passe en bas sur la route au pied de la montagne en direction de Pontarlier.

"Karl Müller-Friedberg, 47 ans, gentilhomme de la cour du prince-évêque de Saint-Gall, girouette révolutionnaire et sénateur, est en route pour Paris en tant que détaché du gouvernement helvétique à la Consulta et représentant de Saint-Gall, qui est constitué sur les cartes de l'époque des cantons de Säntis et de Linth. Napoléon en a eu assez de l’incapacité des Suisses à se doter d’un ordre étatique stable et il veut présenter une Constitution à ces querelleurs. Müller-Friedberg n’est pas seul, il est accompagné par un détaché du Sénat de Lucerne et un détaché du Sénat de Vaud.

"François Dominique Bréda appelé Toussaint Louverture, ancien esclave d’Haïti (qui à l’époque sur les cartes s’appelait encore Saint-Domingue), libérateur, révolutionnaire et gouverneur à vie auto-désigné, est en train de mourir. Napoléon en a eu assez de l’outrecuidance de ces « Africains dorés » et a réintroduit l’esclavage dans ses colonies des Indes occidentales. Grâce à une ruse, il a fait arrêter Toussaint Louverture et l’a tout de suite fait transporter en Europe. Toussaint est seul ; début septembre, on a renvoyé à Nantes son domestique nommé Mars Plaisir, qui occupait au départ une cellule voisine à la sienne.

"Le 15 avril 1803, dans le Nouveau Palais à Saint-Gall, ancienne salle du trône du prince-évêque, se réunit pour la première fois le Grand Conseil, le parlement cantonal. Toutes les cloches sonnent y compris celles de Saint-Laurent. Müller-Friedberg, qui a été nommé président provisoire du nouveau gouvernement par Napoléon le 14 février, ouvre la séance et devient membre et président du Petit Conseil, le gouvernement cantonal.

"A ce moment-là, Toussaint Louverture est déjà mort. Le 7 avril à 11h30, le nouveau commandant du Fort de Joux, rentré d’un voyage d’affaires en Suisse, où il a emmené la clé de la prison, pénètre dans sa cellule parce qu’il veut lui apporter son repas : « Je l'ai trouvé mort, assis sur sa chaise auprès de son feu ». L’acte de décès du 17 germinal An XI de la République indique 11h comme heure de la mort du prisonnier d’Etat. C’est une estimation. On indique l’âge de Toussaint Louverture « environ 50 ans ». C’est une erreur. Il en avait 60 et il est mort – selon l’autopsie effectuée le 8 avril 1803 – d’une pneumonie et d’une attaque cérébrale.

"Les Haïtiennes et les Haïtiens voient les choses différemment : Napoléon l’aurait laissé crever parce qu’il ne supportait pas qu’un ancien esclave lui écrive une lettre à l’en-tête suivant : « Du premier des Noirs au premier des Blancs ». Le Premier Consul Napoléon Bonaparte avait cru un certain temps à l’existence d’un trésor constitué d’or caché par Toussaint Louverture à Saint-Domingue et l’avait fait interroger par un gradé. Il était aussi intéressé par les informations sur les relations de la colonie avec les grandes puissantes concurrentes qu’étaient l’Espagne, la Grande-Bretagne et les USA. Il continuait à rêver d’un empire colonial français en Amérique. Lorsqu’il remarqua qu’il n’y avait rien à tirer de Toussaint Louverture – qu’on n’appelait plus que Toussaint – il ordonna qu’on réduise sa ration de bois. Les causes de sa mort sont donc la solitude, la faim, le froid et - Napoléon Bonaparte."